vendredi 20 août 2010

Les lettres volées

Cher cousin *

Toujours à la recherche de la moindre information sur toi, j’ai entamé cet après-midi par la liste alphabétique des noms cités, le livre consacré aux « Lettres interceptées par les Russes pendant la campagne de 1812 ». Mais d’Abrantès à Zorn de Boulach, il n’y a pas eu de miracle ; aucun Vandevoorde inscrit entre Van der Meule et Vanson. Je ne me faisais pas trop d’illusion. Rares ont été ceux qui ont trouvé le temps d’écrire pendant votre progression, à marche forcée, vers Moscou. Et pendant la retraite, c’était devenu impossible. Je n’ai d’ailleurs trouvé, dans cet ouvrage, aucune missive en provenance de ton régiment. Et je ne pourrais pas te dire combien des lettres qui partaient de la Grande Armée pendant cette campagne, ou de celles écrites par les familles à destination des soldats, arrivaient réellement à destination. Bien peu sans doute.

Ainsi celle qui adressée à Nicolas Starette, soldat au 37ème de ligne à la Grand Armée, par N. Starette, sans doute son père, a été interceptée – comme beaucoup d’autres - par les Russes : «J’ai reçu votre lettre le 28 datée du 5. Cela nous a fait de la peine d’apprendre que vous avez été obligé d’entrer à l’hôpital quelques jours provenant d’une grande fatigue à cause du grand trajet que vous avez à faire de rendre votre visite à des ennemis russiens…»

Mais les Russes n'étaient pas les seuls à s’intéresser à votre courrier.
L’administration française aussi. Ainsi – et toujours dans le même livre – sont publiés des courriers saisis par le duc de Bassano - Hugues-Bernard Maret, le ministre des affaires étrangères - et ses agents car «ces lettres contenaient des choses que le public devait ignorer ».
C’est le cas de celle-ci datée du 22 septembre 1812 envoyée de Wittatofzka ( ?), par Claude Richard, capitaine adjoint au poste d’artillerie du 2ème corps au colonel Jean Berthon, directeur d’artillerie à Lille : «Nous perdons beaucoup de monde par les maladies. Depuis notre entrée en campagne nous n’avons rencontré aucun magasin de vivres ni de fourrages».


Dans les "Lettres de grognards" cette illustration du 21ème de ligne
Autres types de lettres interceptées par l’administration française, et présentées dans ce livre, celles que des parents envoyaient à leurs fils, qu’ils savaient, pensaient ou espéraient faire partie des prisonniers de guerre. Des lettres qui auraient dû leur être transmises par l’intermédiaire du baron de Krüdener, l’ambassadeur de Russie en France...

Ainsi le lieutenant Schäfer, du régiment des chasseurs badois, n’a jamais reçu ce courrier que lui a envoyé son père à Vilna, le 7 février 1813 : «Mon cher fils, j’apprends que tu es prisonnier à Vilna avec plusieurs autres officiers de chasseurs. Si l’occasion se présente, fais nous connaitre exactement l’endroit où tu te trouves et donnes nous des nouvelles de ton état de santé».


Comme Pierre-René Flamant, capitaine au 129 e infanterie de ligne, égaré aux environs de Vilna, n’a pas reçu la sienne : «Ta dernière lettre est datée du 29 aout. Depuis ce temps je n’ai entendu parler de toi qu’indirectement. J’aime à croire que tu es prisonnier. C’est la seule idée consolante que nous pouvons avoir en ce moment.»


Les frères Frédéric et Christian Eissen, qui étaient préposés au magasin d’approvisionnement du grand quartier général, prisonniers de guerre à Vilna ont, eux aussi, été privés de leur courrier envoyé également depuis Strasbourg le 26 février : «Chers fils, depuis votre dernière lettre datée du 9 octobre et que j’ai reçue le 1er décembre, nous n’avons pas appris la moindre chose vous concernant, ce qui nous inquiète beaucoup. Spécialement depuis que nous avons appris par les feuilles publiques combien les nôtres avaient eu à souffrir de la venue subite des froids rigoureux ». Hier seulement monsieur Chavanne (Felix Chavanne, commis aux écritures) nous as dit qu’il vous avait vu et parlé à Wilna».


Saisies également par l’administration, 1183 lettres écrites par des conscrits du département de l’Ourte (l’actuelle province belge de Liège, un peu plus étendue dans l’Allemagne actuelle). Parmi les lettres dont des extraits sont commentés dans le livre «Lettres de grognards», celle adressée le 1er février 1813 par le colonel Pierre Lejeune, de l’état major général, à son ami Lonhienne, une lettre qui écrit-il «vous apprendra que j’existe encore» : «J’en sors nu et plein de poux, deux napoléons dans ma poche, à pied, achevant ainsi une route de près de 400 lieues par un froid dont vous, qui vous dites habitant du Nord, ne vous faites pas une idée…Je suis à la fin de la crise car où tous les voyageurs de Moscou ont dût passer. Beaucoup en sont morts et meurent tous les jours, je me garderai bien de suivre leur exemple…»


Ou celle de Paul Close, du 92ème de ligne, le 1er juillet 1813 : « Je vous annonce, ma mère, que nous avons beaucoup souffert dans notre campagne. Nous étions 3500 dans notre régiment. Nous sommes de retour à 42 hommes. »
Près de 6 mois après la fin de la Retraite de Russie, ce constat sans fard, était encore tabou.


*Puisque nous parlons courriers tu as dû noter ce petit changement dans l’en-tête de cette – déjà - quatorzième lettre. Pour nous,jusqu’à présent, tu étais Vandevoorde. Dans les conversations, nous n’utilisions jamais tes prénoms; François Louis Joseph. Mais cette semaine, comme une évidence, je me suis rendue compte que ce n’était plus possible, que tu étais devenu trop proche pour être appelé par ton nom de famille. J’aurais pu écrire; Cher François, mais j’ai préféré Cher cousin, pour le moment…