lundi 2 mai 2011

"Mort pour la France" ?

Cher cousin,
Alors là, je le vois bien, j’ai réussi à t’énerver dés le titre de cette lettre…Drôle d’idée d’ailleurs de donner un titre à une lettre… Mais passons,  tu ronchonnes sous ton shako comme le Grognard que tu étais contre le point d’interrogation que j’ai volontairement placé après l’expression « Mort pour la France ».
Et tu t’emportes pour la première fois : comment toi et des frères d’armes, soldats  de l’Empire  français, dont la conscription dépendait de votes du Sénat et était organisé par les préfets, vous qui avez combattu et risqué vos vies sur tous les champs de bataille sous les ordres de l’Empereur des Français, comment pourriez-vous ne pas être morts pour la France?
Et pourtant cher cousin, cette question n’est ni totalement absurde, ni même purement  théorique ; elle s’est même posée dés qu’il a été avéré que vos squelettes, ceux découverts à Vilnius étaient bien ceux de soldats de la Grande Armée.

Mort pour la France, quand même
©SJ

Et la réponse a été non. Même si vous étiez de fait morts pour la France, vous n’étiez  pas « morts pour la France », tout simplement parce que cette mention n’existait pas. Elle n’a été instituée que par la loi du 2 juillet 1915. Il y avait à l’époque une guerre entre l’Allemagne et la France, une guerre devenue mondiale qui reste dans l’histoire comme une épouvantable boucherie.
Il avait donc été décidé de prévoir une reconnaissance de la Nation pour les militaires tués à l’ennemi, ou morts de blessures de guerre, de maladie ou d’accident en service, en temps de guerre… Une reconnaissance avec des droits dont vous n’avez pas bénéficié à titre rétroactif.


Ta famille n’a donc pas reçu ton diplôme d’honneur de la « patrie reconnaissante » ; à Lille, ton nom ne figure pas sur un monument aux morts, tes enfants – mais tu n’en avais pas - n’auraient pas pu être adoptés comme "pupilles »  pas plus que tes ayants-droits n’auraient bénéficié de rentes  mutualistes…
Mais surtout – si elle avait su où tu étais, ce qui n’était pas le cas - ta famille n’aurait  pas pu demander le transfert et la restitution, aux frais de l'Etat, de ton corps, dans un cimetière de Lille.

Le cas d’une identification tardive était même prévu par la loi. Les familles disposaient alors de trois mois à compter de la notification de la découverte des restes mortels pour déposer les demandes pour les corps identifiés en métropole, et de six mois lorsqu'il s'agit d'un corps identifié à l'étranger.

Et je te passe les voyages gratuits sur les tombes pour les ayants-droits.
Un droit à  pèlerinage limité à deux ayant-droit par an pour les voyages sur les tombes situées à l'étranger.
Bref de tout cela tu n’as pas bénéficié.


Car il y avait en plus de la quasi impossible identification, un autre souci. Si des Lituaniens ont souhaité très vite  « rendre les ossements à la France au motif qu’il s’agissait d’une histoire française » comme le rappelle « Les oubliés de la Retraite de Russie »,  il a vite été rappelé qu’il n’y avait pas que des Français dans la Grande Armée. La moitié des soldats qui entrent en Russie en juin 1812 sont étrangers. Et des boutons d’uniformes italiens, espagnols, hollandais, suisses et prussiens ont été retrouvés dans la fosse.  Il y avait des Lituaniens  dans les régiments de lanciers. Certains auraient pu mourir à Vilnius, et se trouver là eux aussi.

Que faire des cadavres ? c’était le problème posé aux autorités de Vilnius en décembre 1812 et au tout début de l’année 1813. Que faire des squelettes ? c’était donc la question fin 2001, début 2002.


La direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives du ministère de la Défense a été consultée, de même que le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense…je ne peux pas te dire si les avis étaient ou non unanimes, mais c’est l’ambassadeur de France en Lituanie qui a pris la décision, celle de vous ré-inhumer en Lituanie, « avec les honneurs civils et militaires ». Ce qui fut fait en juin 2003 dans le cimetière militaire d’Antakalnis – Antakalnio Kariu Kapinès, au nord-est de Vilnius.

A ce moment là, les chercheurs français n’avaient pas encore repris contact avec moi. C’est six mois plus tard seulement que j’ai appris qu’un shako identique au tien avait été découvert, et que votre ré-inhumation avait donné lieu à une très belle cérémonie. Tu m’as tout de même vu arriver, cher cousin, beaucoup plus tard …